BABY DOLL – Toute la culture – Paris 10.11.21

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Marie-Ève Signeyrole sur le spectacle Baby Doll : « La caméra, la danse et la musique permettent de porter la parole des femmes qui ne l’ont pas »

28 octobre 2021 | PAR Yaël Hirsch

Mercredi 10 novembre, le spectacle pluridisciplinaire Baby Doll qui mêle 7e de Beethoven, créations de Yom et récits de migrantes, mise en scène et création vidéo, sera sur la scène de la Philharmonie. Un objet symphonique migratoire singulier et bouleversant dont la musique sera interprétée par l’Orchestre de chambre de Paris, sous la direction de Marzena Diakun. À cette occasion, Marie-Ève Signeyrole, créatrice et metteuse en scène de Baby Doll nous parle du spectacle, de son importance, qui a encore grandi depuis sa création au début de l’année 2020.  

Comment avez-vous rencontré des migrantes et qu’est-ce qui vous a poussé à démarrer ce projet ?

J’ai commencé à travailler sur le sujet de la migration il y a cinq ou six ans. J’avais une commande du festival d’Aix-en-Provence autour du Monstre du Labyrinthe, et j’ai adapté ce projet autour de la question de la migration. À cette époque-là, je me suis rendu compte, en interviewant un certain nombre de migrants, que la parole était rarement donnée aux femmes. C’était souvent des récits d’hommes. Et quand les femmes témoignaient, c’était souvent à travers la voix d’un autre homme : un mari, un oncle, un passeur… Il y avait un tabou autour de leur propre histoire. Je me suis d’abord demandé quelle était la raison de leur traversée. En fait, c’est souvent à cause de violences qu’elles subissent, de l’impossibilité d’aller à l’école mais aussi parce qu’elles ne peuvent pas accéder à des soins dans leur pays; ou encore parce qu’elles ont été violées… Il y a plein de raisons. Mais elles sont souvent liées à un danger plutôt qu’à l’espoir que ces femmes peuvent représenter pour le pays qu’elles quittent. Elles ne vont pas essayer de rapporter de l’argent pour leur famille restée sur place. Elles sont plutôt dans des situations difficiles dont elles ne peuvent pas parler.
Je voulais donc parler de la migration mais autour du sujet des femmes uniquement. En me posant cette question des femmes, j’allais obligatoirement aborder la question de l’enfance. En effet, environ 30 % des femmes qui arrivent sur le territoire sont enceintes. Et il se trouve qu’à peu près 25 % d’entre elles ont été violées pendant le voyage… par les gens qui traversaient avec elles, par un passeur, par plusieurs hommes… Comme elles n’ont pas d’argent quand elles font le voyage, à l’inverse des hommes, leur corps devient une monnaie d’échange pour traverser les frontières.

Comment vous êtes-vous placée personnellement par rapport à ce projet, notamment en termes de mise en scène ?

Je me suis spécifiquement intéressée au sujet des femmes parce qu’elles n’ont pas la parole. Et moi je peux l’avoir, cette parole. Je me suis mise en position de passeur de mots et de témoignages plutôt qu’en position de metteur en scène. C’est presque une position de « journaliste embarquée », de témoin et même de confidente bienveillante. Je travaille à l’opéra la plupart du temps mais quand ce n’est pas le cas, je me concentre plutôt sur des projets comme Baby Doll : une enquête que je réalise sur le terrain auprès des gens que j’ai envie de mettre en scène. J’écris à partir de la parole rapportée. Ce n’est donc pas vraiment un texte d’auteur, mais plutôt un texte très fidèle à ce qui m’est transmis. C’est de cette façon que j’ai envie de faire du théâtre aujourd’hui. C’est presque du théâtre journalistique, de terrain, qui est donc en totale opposition avec l’opéra.

Vous parlez aussi de votre pièce en évoquant l’indicible, ce qu’on ne peut pas dire. Vous dites aussi que vous mobilisez le documentaire, parfois la fiction ou même le film. Comment mêlez-vous tout cela ?

En fait, la caméra, la danse ou encore la musique sont des outils qui permettent de porter la parole à un endroit où ces femmes ne l’ont pas. C’est étonnant parce que, dans leurs récits, l’émotion n’est pas du tout au même endroit que quand, nous, ceux qui accueillons, nous racontons quelque chose. C’est comme si elles avaient une grande difficulté à parler de choses simples et, à la fois, une certaine facilité à parler de choses horribles. L’une d’elles, qui fait partie du spectacle, témoigne à la fin de la représentation. Quand je lui ai demandé, au début, d’écrire sur un papier son histoire, elle en était incapable. Cela faisait partie du passé pour elle. Quand on a enfin réussi à poser des mots sur son voyage, elle était avalée par les sanglots. La chose dont elle parlait de façon légère est devenue une sorte de thérapie par l’objet du spectacle. Elle disait « c’est étonnant d’entendre tout ça de la musique, de m’entendre, accompagnée par la musique ». En ce sens, la musique me permet de libérer plein de choses. Finalement, j’ai utilisé la danse, la vidéo et la musique à des endroits où il n’y a pas de mots. Cela nous aide donc à exprimer quelque chose de l’indicible, oui. Le spectacle est d’ailleurs sur le voyage, certes, mais aussi sur l’après. Obtenir des papiers, par exemple, est aussi une situation qui devient illisible tant l’administration est complexe. Et il y a la violence du voyage. Je ne crois pas que la meilleure façon de transmettre à un public soit de le brutaliser ou de le culpabiliser. Et les artistes et les musiciens permettent de présenter au public quelque chose de moins violent, d’une certaine façon. Pour minimiser cette violence, j’ai aussi construit le moment du voyage comme un conte. Bien que la base soit purement documentaire. Je n’ai rien inventé. J’ai simplement mis les choses bout à bout, j’ai construit un « objet symphonique et migratoire », pour lui donner un nom. Ce n’est ni du théâtre, ni de la danse, ni de la musique : c’est un objet que je donne à partager.

Comment la référence du film Baby Doll d’Elia Kazan est-elle venue se greffer au spectacle ?

L’une des migrantes avait caché sous ses vêtements une poupée pour faire croire qu’elle était enceinte et ne pas donner le désir aux hommes de la violer. Les femmes qui sont déjà enceintes ont beaucoup moins de chances de se faire violer que celles qui ne le sont pas, vues comme « vierges » par la gente masculine qui traverse avec elles. Grâce à cela, elle avait pu passer entre les mailles du filet et ne jamais se faire toucher. Baby doll signifie « poupée ». C’est la poupée qui est témoin de la traversée, à laquelle on peut raconter ses peurs. C’est l’enfant à venir. La référence est plutôt là que dans le film. Cependant, c’est aussi la femme-objet, tout simplement. Elle n’est qu’un corps. Les jeunes filles qui traversent ont l’âge de la jeune fille du film Baby Doll, donc quinze, seize, dix-sept ans en général.

Comment avez-vous travaillé la musique, composée de la 7e symphonie de Beethoven, mais aussi d’intermèdes de Yom, le clarinettiste ?

C’est Chrysoline Dupont, dont je me sens assez proche en termes de création, qui m’avait proposé de travailler à travers une symphonie de Beethoven. Et j’ai choisi la 7e parce que, même si c’est peut-être un peu cliché, quand on écoute cette symphonie, on l’entend vraiment. Je crois que c’est Richard Wagner qui parlait d’une « ode à la danse » en évoquant cette pièce. Et en effet, l’un des mouvements fait vraiment penser à une pièce de danse. Les symphonies sont aussi composées en différents mouvements, ce qui me faisait penser à différentes étapes du voyage migratoire. La musique me permet toujours, de cette façon, d’imaginer des mondes, des histoires… comme lorsque je travaille à l’opéra. Je trouve aussi que cette symphonie est brutale et physique. C’est aussi pour cette raison que j’avais envie de travailler avec des danseurs, parce que durant le voyage de ces femmes, c’est d’abord le corps qui est violenté.
Avec Yom, nous avons pensé un dialogue entre sa musique et celle de la 7e symphonie de Beethoven. Celle de Yom exprime la nostalgie et le départ tandis que celle de Beethoven est plutôt savante, intellectuelle et pourrait correspondre à l’eldorado, à l’Europe. Je pouvais entamer ce dialogue, car Yom est un musicien de jazz et qu’il est capable, par son quartette, d’improviser. L’idée n’était donc pas de créer une harmonie entre les deux musiques, mais une distorsion, des désaccords, voire des combats. De temps en temps, une harmonie est possible. Elle correspondrait à la situation d’un migrant qui arrive en Europe et qui a la chance de redémarrer quelque chose. J’avais envie d’une musique qui pouvait exprimer cette complexité de relation entre l’Orient et l’Occident.

Comment pensez-vous que la situation des migrants a évolué, avec la crise du covid notamment ? Et est-ce que vous attendez quelque chose des gens par rapport à cela ?

Entre le moment où j’ai commencé à m’intéresser à ce projet, il y a cinq ans, et aujourd’hui, peu de choses ont changé malheureusement. Je connais encore des migrants qui n’ont pas obtenu de papiers, qui sont toujours dans des centres d’urgence, pourtant censés héberger les migrants pendant un ou deux mois seulement. Alors, ils passent de foyer d’urgence en foyer d’urgence, et ça dure depuis cinq ans. Pourtant, le monde va vers cette mixité obligée et il va falloir trouver le moyen de vivre ensemble.
Ce qui est important, dans cette pièce, c’est qu’il y a deux parties. La première est celle qui concerne une femme noire, migrante, arrivée en Europe. Et il y a une deuxième partie, qui est le drame d’une femme blanche, car j’ai voulu conserver ce cliché des noirs et des blancs. C’est malheureusement celui que l’on a de la migration. Cette femme blanche traverse pour des raisons climatiques. Et elle se trouve exactement dans la même situation que la femme noire du début. J’ai voulu créer ce parallèle pour mettre en relation le public avec sa propre histoire, donc quelque chose qui pourrait véritablement nous arriver. Ce que je trouve très intéressant avec le covid, voire très positif selon mon point de vue, c’est qu’il nous a tous mis en interdépendance les uns des autres. Si l’on n’aide pas les pays les plus pauvres en leur donnant l’accès aux vaccins, aux soins, la chaîne de la contamination ne s’arrêtera pas. Ce serait une bonne chose que l’on réalise que cette interdépendance va de pair avec la question migratoire. On ne peut pas vivre en autonomie, car on bénéficie de leurs minerais, de leurs savoirs… On a chez nous leurs médecins. Notre pérennité dépend de cet accueil que l’on aura les uns vis-à-vis des autres.

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